dimanche 7 février 2021

REVIVERE, par Valérie Baud

 


Je n’ai pas quinze ans, et je ne suis pas allée voir une bande de potes qui répétaient dans un garage, pourtant j’étais dans un endroit avec cette ambiance des pionniers, loin des regards de la foule, c’était la fête dans le brouillard, c’était mieux que cela, il m’a fallu vivre une après-midi dans la clandestinité Où ? et pourquoi ? Le rendez-vous m’était proposé par Jann Halexander, et j’ai accepté sans hésiter un instant. J’étais munie d’une adresse à Paris et d’une heure précise pour m’y rendre. Il ne fallait pas tous arriver en même temps, surtout ne pas éveiller les soupçons et nous devons nous extraire des regards indélicats, prudence, ne pas être repérés. Oui, j’ai de toute façon répondu oui à cette invitation, il y en a assez d’être privé de ce qui constitue ma vie au plus profond : l’art. J’arrive avec application à l’heure dite, Jann est là. On se retrouve, joie dans nos regards, mais Il est stressé, ça se comprend, j’ai confiance ça va bien se passer. Faut-il préciser, masqués nous restons. Suivre alors Jann dans l’immeuble, une petite porte, une de ces portes de service que l’on ne prend pas spontanément, une issue de secours peut-être, je ne sais plus. C’est très gris, brut, les escaliers nous mènent à un parking, je me demande où nous allons. Arrivée étrange, silence, nous ne croisons personne. Puis, une porte discrète est ouverte, et là, d’autres personnes sont déjà là, nous sommes tous bien en avance, personne ne raterait l’événement.

 Nous sommes quoi une douzaine, de tous âges, tous horizons, dans un même but, pour nous vivre, mieux exister passe par la beauté de l’émotion partagée. J’ai l’intense sensation d’être privilégiée, dans cette pièce à l’esthétique spartiate quelques sièges sont là, du gel aussi. On se présente un peu les uns les autres, c’est un luxe, faire connaissance d’autres personnes, joie de notre présence, je ne connais pas leurs visages, je vois les yeux, au-dessus des masques comme cela se passe en ce moment. Je me dis qu’il y a moins de monde que dans le métro tout à l’heure, et moins qu’aux boutiques la veille. Suis-je dans le cauchemar d’un monde absurde où l’on déciderait pour moi ce qui est essentiel ou pas, et j’en aurait pensé quoi à quinze ans ? Et Rimbaud ? Je n’ai pas peur, je ne risque pas ma vie, je suis masquée, je ne touche personne, je me badigeonne du nécessaire élixir anti-virus et nous pouvons aérer la pièce. Nous ne sommes ni inconscient, ni suicidaires, au contraire nous voulons la vie plus belle. C’est l’heure, nous attendons un retardataire, tout le monde est là. L’événement est filmé en live Facebook, le public reste anonyme, un texte est lu pour expliquer la démarche. Oui, ici nous est essentiel, essentiel à la vie un spectacle vivant. 

 C’est le moment de vérité, nous sommes là pour ça, Jann chante. Il porte cette jolie veste verte, il la portait il me semble au théâtre Michel en octobre. Là, sans micro, il est accompagné au piano. Il est debout face à nous, son corps chante aussi, il se donne, il offre la magie de la création, la magie de sa présence sur scène, même sans scène ni jeux de lumière, et nulles paillettes. Dans ce lieu qui ressemble plus à un garage qu’à une salle de spectacle, sa présence est puissante, à l’état brut, ici la beauté se donne sans artifice dans ce néant c’est l’incarnation de ce qui se nomme talent. Nous applaudissons, oui, il y a longtemps que je n’ai pas applaudi et cela ne me vient pas à la maison devant mon écran même en live, ici et maintenant ensemble nous partageons notre émotion. J’ai le cœur serré, oui, j’assiste à un concert un vrai concert, le seul à Paris, caché et c’est vertigineux. Puis, C’est à Sultana de nous offrir sa voix, subtile fine et puissante, et là, d’une tonalité, intime, elle pratique ce tour de force d’être, elle, lumière des lieux, à cet instant je comprends le mot star, c’est donc bien une étoile. Dans le néant brille la lumière, samedi 30 janvier 2021, voilà un acte de résistance. Jann et Sultana me révèlent dans leur résistance l’indicible plus intense encore et sans aucun artifice, ils rayonnent de leur intense présence. Leurs voix se répondent, se complètement, et ce concert est un hymne à la vie en beauté envers et contre tout, avec la beauté nous résisterons à tout, mais comment faut-il le dire au monde ? Voilà, notre essentiel, nous sommes venus prendre une dose, une dose de cet indicible qui nous rend à notre humanité. Je n’ai plus quinze ans, et j’ai participé à un événement clandestin, j’ai assisté à un concert de résistance, mouvement initié à l’origine par la Factory d’Avignon. Moment à part, comment en sommes-nous arrivés là ? S’il vous plaît, la beauté, juste la beauté encore, c’est notre oxygène. 


Valérie Baud écrivaine

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