jeudi 12 février 2015

Préface gourmande signé Bertrand Ferrier pour le disque 'Inachevé' Tome II [8/02/2015]



 


Préface gourmande (le temps d’ouvrir une bouteille) 

1. Les bonus des beaux nus 

Menteur, celui qui prétendra n’avoir jamais rêvé de s’immiscer dans les coulisses du créateur. Trompeur, celui qui affirmera n’avoir jamais imaginé – ou tenté d’imaginer à tout le moins – le making of ses chansons préférées. Hypocrite, celui qui n’a jamais envisagé de soulever un coin du voile ou de se transformer en petite souris – les clichés ne manquent pas – afin de découvrir ce qui se passe beyond the record. En off. Pas forcément pour y découvrir des anecdotes croustillantes ou d’inavouables secrets. Juste par curiosité. Parce qu’il n’y a pas d’intérêt sans curiosité. Et peut-être aussi par jalousie, celle qui nous pousse à percer – croit-on alors – un peu du mystère des artistes que l’on aime bien (mais comment font-ils, bon sang de bonsoir, pour nous rendre ainsi addicts ?). 
Sans doute n’est-ce pas un hasard si les artistes ont souvent intégré les pulsions voyeuristes de leurs admirateurs dans leur dé-marche, mettant les grands plats dans les petits : bonus, tracks previously unreleased, ghost titles, versions alternatives et documen-taires se sont multipliés, permettant aux curieux d’approcher – ou de penser approcher – la cuisine de l’artiste. Sa tambouille. Son art de faire monter la sauce. Et de nous plonger dans la plus grande des perplexités (au moins) : on connaît les ingrédients, on a mangé le plat ; mais comment l’artiste est-il passé de la recette à la réussite ? 

2. Les fumets des fumées 

Jann Halexander ne rechigne pas à donner des pistes aux gourmets qui se pourlèchent les babines en goûtant ses chansons. Ne nous donnait-il pas rendez-vous dans sa cuisine, ou dans une cuisine qui pourrait être la sienne, lorsqu’il expliquait, au cours d’une vidéo face caméra diffusée sur YouTube, le sens de son album polémique Un bon chanteur est un chanteur mort ? C’était une façon astucieuse d’introduire, par métaphore, l’auditeur dans une part d’intimité de sa pensée. Et pas la moindre si, avec Frederik Mey, on considère que « la cuisine est le coeur de la bicoque », un espace réservé aux amis, seuls dignes d’y être conviés. 
Néanmoins, par-delà la curiosité culinaire qui peut animer voire exciter l’amateur de chansons, c’est spécifiquement dans la cuisine musicale de Jann Halexander que ses auditeurs, ses spectateurs, ses fans aimeraient se faufiler un instant. Le reste, on croit le sa-voir : Jann Halexander est peut-être bisexuel, il est peut-être noir, et il ne s’appelle peut-être pas Jann Halexander. Rien d’inédit ni d’anodin dans ces éléments biographiques, sur lesquels l’artiste a été cuisiné de nombreuses fois dans les médias ; mais c’est un autre fumet, plus esthétique qu’identitaire, qui attire l’amateur éclairé. C’est cet autre fumet qui guide le gobeur de chansons jusqu’à la cuisine musicale de l’artiste. Alors, sans plus attendre, faufilons-nous-y. 

3. Les secrets qui se créent 

La cuisine musicale d’un artiste est à la fois moins courue et plus intime que sa cuisine factuelle. Plus personnelle. Inaccessible, dans un premier temps, à Wikipedia et consorts. Pas secrète, pourtant ; simplement moins en évidence. Elle dévoile moins qu’elle ne laisse entendre. En fait, elle ne révèle aucun secret. Probablement parce qu’il n’y a pas de secret. Juste un mystère – celui du talent, par-delà le savoir-faire, qualité déjà pas négligeable. 
Voilà certainement pourquoi les chanteurs ouvrent volontiers les portes de ces cuisines-là. Le danger d’éventer leurs astuces est nul, leur art restera hors d’atteinte. Ils laissent donc échapper des bribes, lors d’entretiens, d’intermèdes scéniques parlés, voire de pré-ludes (on pense au dialogue entre Barbara et William Sheller, qui ouvre et constitue sans doute la partie la plus poignante de « Chan-son pour une absente »). À son tour, Jann Halexander nous ouvre sa cuisine personnelle, de manière originale, avec sa série d’inédits dont le présent disque constitue le deuxième tome. Précipitons-nous donc par cette porte dérobée ! 

4. Le son sans leçon 

Le premier volume d’inédits associait des maquettes, des raretés, des versions live et des covers. Il nous propulsait dans un monde d’imperfections assumées. Est-ce à dire que cette imperfection est une insulte faite à l’auditeur en général, et au client en particulier ? Bien au contraire ! C’est une prise de distance joyeuse avec l’ère du parfait. De l’impeccable. De la pureté. Nombre d’artistes, même peu connus, enregistrent dans des conditions superlatives, transformant la fragilité de la chanson en une sûreté redoutable, ouatée, bercée par un son parfait et un mix léché. À l’opposé, voici une démarche originale, intéressante, appétissante, où les curiosités nour-rissent la curiosité. Chansons en devenir, chansons éliminées d’un précédent album, chansons inattendues, chansons pour le plaisir, toutes sonnent comme une confession de l’artiste. Une confidence. Un propos brut non truqué, allègrement vivant. Toutes font réson-ner la partie officiellement « éditée » de son oeuvre. 
Dès lors, si les albums « officiels » sont le salon ou la vitrine de l’artiste, les disques d’« inédits » sont sa cuisine – l’endroit où le meil-leur des soirées se passe, savent les spécialistes. Courons visiter celle de Jann Halexander. Car un bon chanteur, avant qu’il ne meure, est un artiste qui cuisine ses mots, ses sons, ses mélodies et ses interprétations. C’est un esthète qui sait susciter la gour-mandise de ses convives, et qui a plaisir à leur offrir de nouvelles recettes. Des recettes peu soucieuses des pédants monsieur Je-sais-tout qui connaissent, savent et décident le nombre de disques ou de chansons qu’il est « bon » de mettre sur le marché afin de satisfaire les appétits sans susciter la satiété et la lassitude. 

Ne nous énervons pas contre eux, ils n’en valent pas la peine. Mieux, laissons sapience et perfection aux hommes sans imagination ; et, chers amis de Jann, passons de ce pas à table en écoutant son nouveau disque. 

Références YouTube 
Jann Halexander, « Jann Halexander parle de son nouvel album », http://youtu.be/PpKgibhFGpA 
Frederik Mey, « Que j’aime ma cuisine », http://youtu.be/3IMa7BkaxEM 
Barbara, « Chanson pour une absente », http://youtu.be/-f-GBqagfgo 
Jann Halexander, « À table », http://youtu.be/HbZ3TZ5t29s 

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Texte 'Je reviens de Différence' de Jann Halexander

Je reviens de Différence 'Mon pays s'appelle Différence Où les parents n'font pas d'enfants pour qu'ils leur ressemblent...